Chers collègues,
L’interminable concertation du ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes autour de la loi de santé a coagulé tous les mécontentements, si bien que le gouvernement a repoussé l’examen de cette loi de plusieurs mois, et que de nouvelles discussions sont annoncées sur fond de grèves et de critiques venues de tous bords, y compris des rangs de la majorité parlementaire.
Le défaut principal de cette loi est son bureaucratisme. Voici ce que j’écrivais en mars dernier au directeur de cabinet de la ministre, après une réunion où le Mouvement de défense de l’hôpital public avait été reçu pour une présentation de cette loi :
“Cher Bruno Maquart,
Merci de votre accueil. Merci aussi d’avoir pris la peine d’écouter dans un esprit constructif nos premières réactions au projet de loi de santé publique que prépare le ministère, malgré le caractère bref et fragmenté de nos échanges. Je partage un grand nombre des remarques que le Pr Grimaldi vous a adressées et dont il m’a envoyé une copie. Néanmoins, je me permets d’ajouter quelques réflexions personnelles synthétiques, en me plaçant à un niveau plus général, sans prendre de gants, car vous attendez de nous une certaine franchise. De toute façon je ne sais pas faire autrement. Je demande votre indulgence sur le caractère par conséquent brutal et sommaire de mes propos.
Nous avions en face de nous un énarque et trois directeurs d’hôpitaux : autant dire des individus ayant un formatage de la pensée et de l’action qui a fait les preuves de ses limites. Vous parlez santé sans qu’il y ait parmi vous la moindre personne ayant pratiqué des soins ni devant répondre de l’éthique hippocratique : tout un symbole.
Il y a par essence de la part de l’administration des menées mortifères et un détournement des moyens à son profit qu’a bien exprimés le philosophe Michel Henry, dont vous connaissez sans doute ce passage que je cite chaque fois que j’en ai l’occasion : “L’incompétence du politique se laisse reconnaître à l’intérieur de chacun des organismes qu’il met en place et culmine dans l’administration. Le propre de celle-ci est, sous prétexte de défendre l’intérêt général, de substituer partout ses problèmes, ses méthodes, ses intérêts, bref sa finalité bureaucratique propre, aux finalités vivantes des entreprises individuelles vis-à-vis desquelles elle se comporte comme une contrainte extérieure et comme une force de mort.” Cette assertion se vérifie hélas tous les jours. Je ne sais pas si vous vous rendez compte du caractère profondément théorique et inadapté de ce que vous proposez.
J’ai été frappé par l’esprit jacobin du titre 1, même s’il est question de “cohérence” de la politique de santé publique, ce à quoi il est évidemment impossible de s’opposer, c’est un alibi pour faire main basse sur la sécurité sociale. Mais, au-delà de la cohérence, ce que nous voulons c’est de l’efficacité. Je ne suis pas sûr qu’une accentuation de la centralisation et de la bureaucratisation de notre système de santé soit gage d’une meilleure efficacité. Je suis même persuadé du contraire. Il y a trop d’agences, dont certaines ridicules comme l’ANAP. Supprimez-en !
Toutes les tartes à la crème des politiques actuelles de santé telles qu’elles se développent depuis plus de 20 ans sous tous les gouvernements trouvent leur aboutissement dans votre projet qui résulte au fond de l’inertie des mouvements amorcés précédemment, avec l’ajout de quelques touches actuelles, en particulier cette notion floue de “parcours de soins”, que vous êtes incapables de définir sérieusement, ou le quadrillage en “territoires”, mot clé qui sature le discours technocratique. Sous réserve de ce que vous pourrez nous présenter plus tard, vous ne me semblez pas anticiper de façon résolue les évolutions considérables de la médecine de demain, notamment dans le domaine des données de santé et de leur rôle potentiel dans le pilotage des politiques de santé, ni dans la puissance des outils numériques pour améliorer le quotidien des patients et la communication avec les soignants, ni dans l’accélération du progrès technique, qu’il faudra bien financer.
Par ailleurs, ce point n’a pas été abordé, mais le rôle qui sera dévolu aux financeurs privés (mutuelles, compagnies d’assurance) risque de ne pas améliorer la performance globale de notre système de soins, ni le portefeuille des malades (pour ne pas parler de celui des médecins).
En premier lieu, l’accent devrait être mis sur les nécessaires contre-pouvoirs à cette “soviétisation”, en particulier de la part de ceux qui ont la responsabilité directe de la santé de leurs concitoyens. La notion facile de démocratie sanitaire mérite un contenu plus fidèle à sa formulation.
En deuxième lieu, il faut que la liberté des patients et des soignants soit préservée alors que j’ai perçu à travers vos propos un degré supplémentaire dans le corsetage des initiatives, une volonté d’encadrer, de contrôler et d’organiser de façon rigide. Nous crevons déjà des contraintes administratives et règlementaires inutiles, des réunions dépourvues d’intérêt et de l’inertie de la médecine administrée. Les freins au progrès médical et à la rapidité des adaptations à ce progrès risquent d’être encore plus forts après votre loi. Cela passe par un financement beaucoup plus globalisé que le financement à l’acte de plus en plus complexe et donc consommateur de temps et d’énergie.
En troisième lieu, la gouvernance hospitalière telle que vous l’avez définie va à l’encontre de ce que souhaite l’immense majorité des praticiens hospitaliers, comme vous le savez très bien. Le terme de service reste-t-il tabou ? Ce n’est pas quelques mesures de toilettage soufflées par les apparatchiks des conférences qui vont améliorer les conditions de travail des soignants de plus en plus dégradées depuis l’organisation en pôles et la loi HPST. Vous n’imaginez pas de vos bureaux la désespérance des hospitaliers ni la perte d’attractivité de l’hôpital public.
Bref, je comprends la conviction relative avec laquelle vous défendez un projet administratif dont les conséquences négatives sont faciles à prévoir. Vous nous amenez vers un avenir qui ne semble pas très attractif. Nous en reparlerons, car évidemment, je caricature, ou, pire, j’ai mal saisi votre projet.
Avec mes sentiments dévoués et cordiaux.”
Joyeux Noël !